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La montée en puissance, un impératif stratégique pour l’industrie de la Défense

Andreas Conradi, Matthieu Ritter, Elodie Régis et Frédéric Grousson
13 juin 2025

Derrière le buzzword : les vrais enjeux du « production ramp-up »

Les conflits armés actuels rappellent de façon brutale l’importance de disposer, en grande quantité, d’armements, de personnels et de munitions. Un défi majeur pour les industriels européens de la Défense, traditionnellement centrés sur des systèmes d’armes complexes et hautement technologiques, produits en petites séries.
Comment franchir le cap de l’industrialisation de masse ? Quelles solutions mettre en œuvre à court terme pour augmenter la production des équipements existants ? Et comment repenser le cycle produit en intégrant plus fortement les problématiques de manufacturing et de montée en cadence ?

Acceleration de la production, un objectif qui prend du temps

La montée en cadence industrielle n’est pas un enjeu nouveau pour les acteurs de la Défense, en particulier dans l’aéronautique et le spatial. Depuis des années, la gestion de la production constitue un défi central. Mais les conflits récents – en premier lieu la guerre en Ukraine – en ont ravivé l’urgence, en rappelant la réalité de la haute intensité et la nécessité de produire en masse.

Cette exigence s’impose désormais à des industriels européens historiquement orientés vers des équipements technologiques de pointe, produits en petites séries, principalement pour l’export. L’appareil productif doit aujourd’hui s’adapter à une nouvelle donne, tout en faisant face à des contraintes lourdes : des chaînes de production conçues pour la précision, non pour le volume, et des designs hérités des années 1980-1990, souvent peu compatibles avec les outils numériques et les méthodes de fabrication modernes.

Répondre à cet impératif implique une transformation en profondeur des modèles industriels, des processus de conception aux capacités de fabrication.

« Le secteur de la Défense doit passer d’une forme d’artisanat de petites séries à haute valeur technologique à une industrialisation forte. Si je devais faire une analogie, je dirais qu’il s’agit de passer de l’horlogerie de grand luxe au mass market premium. » analyse Andreas Conradi, Responsable du secteur Défense en Europe.

De nombreux industriels opérant à la fois sur les marchés civils et militaires ont historiquement concentré leurs efforts sur les segments civils, portés par une forte dynamique de croissance (naval, aéronautique, spatial, etc.). Cette orientation s’est accompagnée d’un cloisonnement marqué entre activités civiles et militaires — renforcé à la fois par les exigences du secret-défense et par des facteurs culturels — limitant les transferts d’expérience et les synergies industrielles entre les deux mondes.

Dans ce contexte, répondre à la hausse actuelle de la demande nécessite de réactiver des chaînes de production et d’augmenter les cadences, un processus long et difficilement compressible. Les délais sont aggravés par la perte de compétences critiques (retraite, externalisation, effets post-COVID) dans un secteur à forte exigence technique, où le temps de montée en compétences est élevé. Les difficultés de recrutement sont, par ailleurs, accentuées par les obligations d’habilitation de sécurité – dont l’obtention peut durer jusqu’à un an – et par une image de la filière encore peu attractive auprès de certains profils.

Enfin, l’écosystème reste très fragmenté, avec un tissu dense de PME aux capacités d’investissement limitées. Cela freine la montée en puissance de la supply chain, d’autant plus que la continuité numérique entre les acteurs demeure faible, rendant difficile le suivi par les grands donneurs d’ordre. Pour Matthieu Ritter, directeur du segment Aerospatiale et Défense en France, « on observe néanmoins un mouvement de concentration de la filière qui devrait s’amplifier, autour de gros industriels et de l’arrivée de fonds d’investissements dédiés. Mais tout cela prend du temps. »

Entre lean et pragmatisme numérique

La montée en puissance de la production est, selon Andreas Conradi, « sans doute la problématique la plus complexe pour le secteur de la Défense, car vous devez tout changer : de la façon dont vous qualifiez le besoin, à la gestion des pièces détachées, en passant par la façon de designer les systèmes, de les produire, d’organiser la supply chain, etc. »

Face à cet obstacle majeur, trois leviers peuvent être activés à court et moyen termes :

  1. Le premier concerne l’augmentation des capacités, combinée à des gains de productivité par ligne d’assemblage, grâce au retour des démarches lean. De nombreux projets de ramp-up ont ainsi été lancés, comme l’ajout d’équipes supplémentaires pour passer aux 3×8. Cependant, pour Elodie Régis, VP Aerospace & Defense chez Capgemini Invent, « ce levier a déjà été activé dans la plupart des organisations, avec des résultats limités par les difficultés de recrutement et aussi car c’est tout l’écosystème de la production qu’il faut mobiliser (logistique, service qualité, mais aussi équipes de maintenance, méthodes etc.) ».
  2. Le deuxième levier consiste à élargir les lignes existantes en dédoublant certaines stations identifiées comme des goulots d’étranglement. « On est cependant déjà sur un niveau de travaux plus important à mener sur les bâtiments, les réseaux, et une complexité pour les réaliser tout en continuant la production », précise encore Elodie Régis.
  3. Le troisième levier, complémentaire des deux précédents, concerne l’organisation globale de la production : réduire le chemin critique avec les fournisseurs, consolider la supply chain, et intégrer des éléments de transformation numérique lorsqu’ils apportent rapidement des gains de productivité sans risque pour les capacités, etc. On observe ainsi la mise en place d’architectures de « source unique de vérité » (single source of truth), avec une consolidation de l’ensemble des acteurs du ramp-up dans un datalake unique, sécurisé et partagé. Cette approche permet d’exploiter au mieux les données disponibles, de faciliter la planification et le suivi des pièces, outillages, compétences et opérations, d’identifier les points de rupture et zones à risque dans la supply chain, de mettre en place des démarches de « Supplier recovery » et de gagner quelques précieux points de productivité.

« Au final, la construction de nouvelles usines ou de nouvelles lignes de production s’inscrit tellement dans le temps long qu’elle ne peut pas constituer la seule réponse aux besoins de ramp-up immédiats du secteur de la Défense et de l’armement », conclut Elodie Régis.

Apprendre d’aujourd’hui pour mieux préparer le futur

Les programmes industriels de Défense doivent intégrer des exigences technologiques, techniques et sécuritaires particulièrement élevées, qui n’ont pas toujours pris en compte certaines contraintes industrielles. L’un des défis majeurs des futurs programmes sera de réconcilier et d’aligner plus étroitement les univers de l’ingénierie et du manufacturing afin de simplifier et standardiser les designs. Cela passe, par exemple, par l’intégration des bonnes pratiques du secteur civil, le recours à une ingénierie système basée sur le modèle (MBSE), l’utilisation de la simulation et des outils collaboratifs, ainsi que par l’exploitation des innovations numériques récentes — telles que l’intelligence artificielle générative et le cloud — avec la continuité numérique au cœur du processus.

Le secteur de la Défense doit également anticiper et intégrer de nouvelles contraintes dans sa feuille de route pour réussir la montée en cadence, notamment :

  • la place des démarches low cost / systèmes « jetables » (drones, etc.), qui bousculent les mentalités traditionnelles,
  • l’économie circulaire, pour répondre aux futures tensions sur les ressources stratégiques (acier, titane, aluminium, etc.) entre secteurs civil et militaire,
  • la rationalisation de chaînes d’approvisionnement longues et vulnérables, avec des enjeux forts de souveraineté.

Cela implique un changement profond des modes de collaboration, particulièrement entre industriels, mais aussi un travail sur l’humain : renforcer le sens donné aux missions, faire évoluer les mentalités dans un univers d’ingénieurs ultra-spécialisés, et développer les compétences des collaborateurs pour gagner en agilité. Cette évolution est essentielle pour s’adapter plus efficacement aux besoins militaires et au contexte géopolitique en constante mutation.

Auteurs

Andreas Conradi

EVP, Directeur Europe Défense
Depuis mars 2023, Andreas est à la tête du segment Europe Défense chez Capgemini. À ce titre, il est responsable des activités de Capgemini avec l’industrie de la défense ainsi qu’avec les ministères de la Défense et les forces armées en Europe et à l’OTAN. Andreas est un expert confirmé du secteur, avec une expérience soutenue en tant que haut fonctionnaire à la tête du ministère allemand de la Défense, notamment en tant que Directeur du Cabinet de la ministre de la Défense Ursula von der Leyen. Il dispose d’une compréhension approfondie de la structure et du fonctionnement du secteur de la défense public et privé en Europe.

Matthieu Ritter

Head of Market Unit Aerospace & Defense France
Matthieu est titulaire d’un Master en Ingénierie Aéronautique de l’ENSPIMA, Institut Technologique de Bordeaux (INP) et a plus de 15 ans d’expérience sur le marché Aerosapace & Defense où il a fourni des solutions intégrées depuis les activités d’ingénierie jusqu’à la maintenance, la modification et la gestion de fin de vie des avions. Matthieu a rejoint Capgemini en 2018 et accompagne depuis nos clients de l’industrie A&D. Depuis janvier 2024, Matthieu est Head of Market Unit Aerospace & Defense France.

Elodie Régis

VP Aerospace & Defense, Capgemini Invent
Elodie est responsable de deux sujets principaux chez Capgemini, la montée en puissance de l’industrie aérospatiale et défense et Skywise. Elle a une expérience variée, notamment en tant que directrice de la qualité dans une usine de l’industrie automobile et en tant que consultante pendant 17 ans. En tant que Vice-présidente, elle s’attache à aider les clients à exploiter la puissance des données en soutenant l’accélération numérique.

Frédéric Grousson

Head of Aeronautic industry, Capgemini Engineering

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